Archéologie vs art contemporain

Le temps d'une journée nous avons une nouvelle fois observé des oeuvres contemporaines au contact de l'archéologie, dans une réflexion voulue par l'artiste ou amenée par des commissaires d'exposition. Force est de constater que ces confrontations sont à la fois stimulantes pour l'esprit et agréables pour l'oeil, et que correctement accompagnés dans cette découverte, on s'y plonge avec un réel plaisir et on en sort avec une grosse dose d'ouverture.

Nous avons entamé la visite par l'exposition temporaire au CAPC de Bordeaux, intitulée "Ce qui ne sert pas s'oublie". La fiche explicative résume parfaitement la problématique posée : examiner "la situation mutante des objets par rapports aux récits possibles de l'histoire".  Tout est dans le mot "possibles", tout un univers de voies qui s'offrent dans le devenir et la compréhension des réalisations matérielles.

Deux fiches d'enregistrement issues de deux institutions mexicaines montrent en préambule et en toute simplicité la différence d'appréhension d'un même vestige archéologique par la façon dont celui-ci est décrit dans les cases prévues pour mener à bien son identification. Deux organismes culturels, deux approches administratives et scientifiques distinctes, un seul objet et pourtant deux visions différentes. Le ton est donné. 

Nous ne passerons pas l'exposition complète en revue mais trois exemples ont particulièrement retenu notre attention. Tout d'abord le documentaire "A blow-by-blow account of stonecarving in Oxford", réalisé en 2014 par Sean Lynch. Celui-ci aborde de manière sarcastique les sculptures réalisées au 19e s. par les frères irlandais O'Shea sur la façade du Musée d'Histoire naturelle d'Oxford, lesquelles sculptures ont suscité l'agacement des universitaires en présentant une certaine vision de la théorie de l'évolution de Darwin. Les frères O'Shea ont sculpté divers animaux dans des positions animées, et une phrase en relation avec les représentations simiesques nous a fait sourire : "N'importe quel singe qui se respecte nierait son ascendance commune avec l'homme". Là encore, une économie de mots pour qu'une saine ironie remette l'espèce humaine à son rang d'espèce et à ses responsabilités.
Reproduction d'un des singes des frères O'Shea. CAPC, Bordeaux. Ph. S.Giuliato

Changement de continent pour la prochaine oeuvre qui consiste en l'accrochage de 10 photographies en noir et blanc représentant des vestiges archéologiques mexicains. L'originalité de l'approche tient en 2 axes : la possibilité de s'approprier la photo -et indirectement le vestige- en décrochant une page parmi les 10 blocs de papiers mis à disposition sur une table basse; et avoir accès au dos aux explications décrivant pour chaque vestige les interprétations divergentes qui ont été proposées selon qu'il s'agisse d'étudiants, de l'Institut National d'Anthropologie et d'Histoire, du Musée Communautaire de la Vallée de Xico... Une manière de bien mettre en avant la chaîne d'incertitudes qui entoure nombre de vestiges, depuis leur mise au jour jusqu'à leur éventuelle intégration muséale, avec bien sûr les variantes des hypothèses émises.   
Cinq des photographies archéologiques, contribution du Museo Comunitario del Valle de Xico. Montage photo : S.Giuliato

Enfin évoquons ce travail atypique qui se positionne à l'arrière des objets muséaux en mettant au-devant du regard les stratégies de manipulation et d'accrochage. L'artiste Pauline M'barek révèle ces dispositifs qui passent habituellement inaperçus et entend ainsi porter la réflexion sur la façon dont les pièces ethnologiques sont, par leur exhibition, arrachées à leur usage initial et remises entre les mains d'institutions culturelles étrangères qui disposent de leur avenir et de leur lisibilité.
Pauline M'barek. Showcase 2012, Rope 2013, Trophy Stands 2012. CAPC, Bordeaux. Ph. S.Giuliato

Dans une approche parallèle, le musée d'Aquitaine de Bordeaux a parsemé sa collection permanente d'oeuvres contemporaines (issues de la collection du Frac Aquitaine) qui se découvrent tout au long du parcours classique. "Les narrations de l'absence" invitent ainsi à une confrontation de vues, une rencontre par-delà les siècles entre créateurs témoins de leurs temps. 

Autant vous dire que la visite guidée qui a lieu le dimanche à 15h (sauf le 1er dimanche du mois) est plus que bienvenue pour entrer dans le monde des artistes contemporains, comprendre la genèse de l'oeuvre proposée, et enfin saisir la raison de son emplacement à cet endroit du musée. Un livret est téléchargeable sur le site du musée si vous souhaitez effectuer une visite en solo tout en bénéficiant d'informations indispensables; sachant également que, le temps manquant, toutes les oeuvres ne sont pas abordées lors de la visite guidée.

Petit florilège de nos rencontres marquantes. Tout d'abord celle avec Pierre Saxod, peintre à la carrière trop courte qui a su imprimer sur la toile une émotion maîtrisée, organisée et transmise au travers de compositions soignées qui aspirent le regard. Les couleurs du tableau "Le Rouge dont on fait" établissent un contraste saisissant avec les ocres des vestiges gallo-romains et les camaïeux des murs. La perspective attirante et les riches ombres du tableau jouent avec les formes et couleurs architecturales empruntées à un passé mêlant le probable et le fantasmé. Bien que dans un thème apparenté, tout concourt dans cette juxtaposition des époques à un choc des mondes.
Pierre Saxod, "Le Rouge dont on fait", décembre 1982. Ph. S.Giuliato

Plus loin, cette statut privée de tête et située dans le couloir des rites funéraires nous surprend par la corolle de miroirs disposés autour d'elle. L'artiste Thierry Mouillé a laissé court à l'équipe du musée pour l'agencement de cette oeuvre. Seule condition : installer la totalité des 52 miroirs dépolis. Ceux-ci refusent tout reflet et symbolisent ainsi la disparition de la figure humaine. Ces "Rétroportraits" ne restituent en effet aucune lumière ni image, figeant avec fatalité et fermeté l'idée de disparition dont ils sont porteurs.
Thierry Mouillé, "Rétroportraits", 1989. Ph. M.Miqueou

Plus loin encore, deux rideaux noirs jaunis par la lumière du soleil forment deux colonnes de draperie encadrant un autel consacré au dieu Mithra. L'oeuvre d'Ulla von Brandenbourg comprend également deux objets déposés sur le bord gauche de chaque rideau et qui donnent le nom à la composition : un cerceau de la marque commerciale Mephisto et trois bâtons de cannes à pêche (angel en allemand), lesquels apportent à la fois contraste géométrique et présence d'un quotidien familier. Le culte à mystère qui caractérise la dévotion à Mithra est ici rappelé et renforcé par les voilages fantomatiques de cette mise en scène nue et interpellante. Évocation d'une réalité théâtralisée ou invitation à pousser les portes d'un monde spirituel par-delà la matière ?
Ulla von Brandenbourg, "Mephisto et Angel", 2010. Ph. S.Giuliato

Dans un tout autre genre, Florian Pugnaire nous offre en compagnie d'un collaborateur artiste un saisissant exemple d'une oeuvre en cours de réalisation. Durant à peine plus de 6 minutes, nous assistons en vidéo au combat de deux hommes se frappant allègrement et détruisant de manière anarchique les matériaux présents autour d'eux. Passer le choc préliminaire de l'affrontement violent, nous avons été saisies par le côté burlesque et libérateur de la scène. Certes il s'agit de coups, de mise en ruine, de démolition aveugle... Mais l'énergie, l'intention et la délivrance qui se dégagent de ces actes gratuits finissent rapidement par accrocher l’intérêt du spectateur. D'autant plus que celui-ci ne peut s'empêcher d'effectuer des va-et-vient avec l'amoncellement ordonné qui résulte de cet assaut créatif. La version finie du processus en cours trône tel un carcan figé, si bien arrangé dans ses strates horizontales, si bien maintenu par ces planches ajourées... une stabilité et une propreté bien ironiques à côté des gestes désordonnés et brutaux des deux hommes. Se voulant comme une évocation des conteneurs archéologiques, cet agencement de matériaux rappelle l'éclectisme des débris et fragments issus de fouilles qui, après traitement et étude, se retrouveront peut-être exposés et scénographiés.
Florian Pugnaire, "Stunt Lab", 2010. A gauche la vidéo, à droite une partie de la sculpture qui en résulte. Ph. S.Giuliato

Enfin, cette journée s'est conclue par un incursion arménienne grâce à l'exposition photographique de Gaëlle Hamalian-Testud, "Hayastan. Pensées d'Arménie". On est très vite happé par la sensibilité de l'artiste, ses choix de vues larges et envoutantes, ou intimistes et désarmantes... Les émotions et les ambiances nous étreignent dans le domaine de l'indicible, au-delà de l'Histoire même. La photographe nous offre un voyage parmi la nature et l'humain dans leur état nu et sans compromis mais toujours avec une honnêteté pleine de générosité et de clarté. Ne reste plus qu'à ouvrir nos coeurs et à laisser raisonner les images. 
Deux photographies d'"Hayastan. Pensées d'Arménie", Gaëlle Hamalian-Testud. Ph. S.Giuliato
Très belle semaine à tous.

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